À l’écoute de la réception de Genèse 3 : une place pour une femme désirante, par Lydwine Olivier

Lydwine Olivier


Aujourd’hui, c’est tout un travail en profondeur sur l’histoire des religions comme sur la psychologie masculine et féminine qui est à envisager aussi bien avec les familles, qu’avec l’école et les médias. Mais le moins qu’on puisse dire est que le retard ne cesse de se creuser à ce sujet. Last but not least, les recherches sur la sexualité féminine, qui s’affinent dans le domaine de la psychanalyse, mais aussi dans d’autres sciences humaines, ne sont pas suffisamment mises à la portée des jeunes générations.

« Que veut la femme ? », c’est, de l’aveu de Freud, la vaste question laissée inexplorée par la psychanalyse, même si aujourd’hui, la psychanalyse essaie d’avancer vers ce continent qui devient de moins en moins obscur.

Julia Kristeva1

Lydwine Olivier

Le récit de la chute d’Adam et Ève est un récit incontournable, car il a façonné à plus d’un titre le rapport que l’Occident entretient dans son rapport au féminin. Ce récit, qu’on trouve au chapitre 3 de la Genèse, s’apparente davantage à un mythe qu’à un texte racontant les origines historiques de l’humain. Le récit est majeur dans l’imaginaire chrétien, car il est à l’origine de la théorie du péché originel, ayant été une source d’inspiration pour toute une littérature intertestamentaire au moment même où la question des origines et du salut était retravaillés. Depuis, ce sont souvent sur ces prémisses que les lectures se sont fondées pour lire le récit, soit en s’intéressant à l’homme comme symbole de l’humanité, soit pour dénigrer la femme, cette pécheresse séductrice par qui la mort est entrée dans le monde. Au 20e siècle, les féminismes et la psychanalyse ont permis de revisiter autrement le récit, soit pour revoir comment lire le rôle de la femme, soit pour lire le récit autrement que sous une forme plus symbolique. Mais, si la femme ou le récit comme structure mythique ont été à l’honneur, la question du désir de la femme, autrement que sous l’angle de la tentation, est peu abordée comme tel, alors que, précisément, Gn3 s’intéresse par deux fois dans le texte à cette question. Le but de cet article est de poser les jalons d’une relecture discursive, dans l’après-coup, qui prendrait en compte le désir, et plus spécifiquement le désir de la femme dans ce récit. Comment se mettre à l’écoute de ce mythe, y compris dans les traductions, commentaires, mais aussi récits relatifs à Gn3, ici regroupés sous l’appellation générale de réception, en ont fait, en prenant spécifiquement en compte le féminin dans Gn3, en assumant la femme comme sujet désirant ? Avec cette orientation précise, quels repères de relecture sont à prendre en compte ? Autrement dit, quel rôle la réception joue-t-elle dans la lecture du récit ? Pour cerner ces questions, il sera d’abord fait état du poids de Gn3 et de sa réception sur les femmes, pour, dans un deuxième temps, aborder la question du signifiant désir, à la fois comme concept lacanien, mais aussi dans le récit, pour travailler dans un troisième temps la dialectique du désir de la femme de Gn3.

 

I. Regards sur le poids de Gn3 sur les femmes

Pendant longtemps, ce sont les hommes qui ont relu et interprété la Bible. Le récit de la chute ne fait pas exception. Gn3 raconte la façon dont, après leur création, Adam et Ève ont été expulsés du paradis après avoir mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ce récit est majeur, ne serait-ce que parce qu’il est à la source de ce qu’on a appelé depuis le péché originel. Mais il a aussi façonné l’image des femmes. En effet, l’histoire, à partir de la période intertestamentaire1, a retenu deux façons de considérer « la première femme ». Pour le premier courant, le péché est entré dans le monde par la faute de l’Adam2. Selon cette lecture, la singularité de l’être femme disparaît sous le générique « homme » représenté par l’Adam, père de l’humanité3. Ici, la femme n’est rien qu’un sous-ensemble de cette humanité, doublement voilée sous le générique « homme ». Pour le second courant, que le livre du Siracide représente bien, « c’est par la femme que le péché a commencé, et c’est à cause d’elle que tous nous mourons »4. Pécheresse, désobéissante, incapable de résister à la tentation, source du malheur de l’humanité, séductrice invétérée5, ces qualificatifs ont réglé le sort des femmes en les confinant dans un rôle d’épouse dépendante ou de mère6, fondant, selon Mary Daly, « l’infériorité immuable de la femme, laquelle n’était pas seulement physique, mais intellectuelle et morale »7. Ces deux types d’approches, dites ici « traditionnelles » 8, offrent une vision assez binaire, et plutôt réductrice de la femme. Ce qui est moins relevé, c’est le paradoxe même auquel ces deux courants mènent, qui constitue en soi une piste de relecture.

On doit aux biblistes féministes d’avoir souligné ces deux courants de lectures, et d’en avoir dénoncé le caractère patriarcal et androcentrique. Leurs nouvelles façons de lire le texte ont permis de souligner à quel point les interprétations « traditionnelles » ont contribué à façonner le statut des femmes, reléguées à leurs rôles de mère et d’épouse, à la merci d’un mari. Face à ce constat, elles se sont demandées si c’était le texte qui portait ce caractère androcentrique et patriarcal, ou si cela ne relevait pas plutôt de la façon dont le texte avait été lu et interprété. Leur méthodologie est extrêmement intéressante, car elles se sont demandé si et comment la réception du récit avait pu avoir une incidence sur la façon dont il avait été lu et interprété. Elles ont donc pris en compte la réception comme facteur potentiel d’influence sur la façon dont le récit pouvait être interprété.

Parmi celles qui ont soutenu la position de dire que c’est le texte qui, en lui-même, est irrémédiablement patriarcal9, certaines se sont demandé, dans un second temps, s’il était encore défendable10, là où d’autres l’ont définitivement rejeté11. Mais d’autres féministes ont poussé plus loin leurs investigations, en montrant que ce n’est pas tant, ou pas exclusivement, le texte qui est défavorable aux femmes. En effet, certaines biblistes ont relevé la façon dont le récit valorise la femme, en lui donnant un rôle conséquent, une capacité de réflexion, de rhétorique, de jugement et de responsabilité qui ne permet pas si facilement de l’exclure ou la dévaloriser. Elles ont, en plus, révélé l’influence de la réception dans la façon de lire le récit tout autant que dans la façon qu’ont eu les hommes de représenter les femmes, ainsi que la corrélation étroite entre ces lectures traditionnelles et leur statut social. Ainsi, les lectures féministes ont contribué à soulever le voile de la subjectivité agissante dans le nouage de la réception du récit et son rôle dans la perception qu’on en a.

La psychanalyse est venue apporter d’autres perspectives, notamment sur le versant symbolique du récit. Les deux champs du féminisme et de la psychanalyse se rejoignent même chez certains auteurs12, apportant des voies de relectures du récit aux théologiens comme aux biblistes, mais aussi aux croyants. Ainsi, plusieurs auteurs ne considèrent plus tant le récit comme un récit des origines lu sur un mode historique, mais comme un mythe. L’avantage de cette approche est de sortir le récit d’une lecture fondamentaliste. Dans ce type d’approche, le récit est souvent vu comme la métaphore de la maturation de l’humain, donc sur le versant symbolique de l’évolution humaine13. Selon cette perspective, Dieu est présenté comme le parent, et le couple comme des enfants qui doivent grandir. La transgression de l’interdit devient une phase nécessaire à leur maturation, et l’Éden, le lieu de l’enfance dont il faut nécessairement sortir pour accéder à une saine maturité. D’autres auteurs ont une approche qui met plus spécifiquement en lumière le rôle de la femme. En effet, un auteur comme Roland Boer, qui lit plutôt le récit sur le mode du fantasme, ou Ilona Rashkow14 estiment que le récit révèle précisément ce qu’il cherche à cacher, ce qui, au fond, est insoutenable pour les hommes, à savoir : « […] men cannot face the fact that they are born of woman »15. Ici, ce qui est mis en exergue, c’est la femme-mère. Pour Ilona Rashkow, la Mère primordiale est bel et bien absente du récit, ou masquée par le serpent qui, dans les mythes païens, représente la fertilité, donc, la maternité. Cette Mère absente resurgit dans la nomination d’Ève, mère du vivant, avant d’être aussitôt bannie dans ce qu’elle et Boer appellent le nécessaire processus de maturation16. Mais ce faisant, ne prend-on pas le risque de dénier ce que le texte cherche à révéler, pour aboutir à une lecture qui se lit en opposition avec une lecture plus traditionnelle, qui voit Dieu comme un Père ? Le récit doit-il se lire en termes d’opposition : Père présent, Mère absente ? De plus, en s’intéressant à la femme comme mère, ne risque-t-on pas de faire fi de la femme, précisément dans son désir ? Enfin, si les féminismes ont pointé le fait que la réception se soit traditionnellement intéressée à Adam, comme homme ou comme prototype de l’humanité, pourquoi alors recouvrir la question du féminin sous celui de la maternité ? Cette approche ne donne-t-elle pas un exemple de ce que la réception peut faire : occulter/dénier ce qui dérange ? Et là encore, cela semble pointer vers la femme… Mais est-ce la femme qui dérange, ou le désir, ou encore le désir d’une femme ? Or, il semble que la question du désir, une question centrale au moins en psychanalyse lacanienne, ou celle, plus précise, de la question du désir sur le versant de la femme, ne soient pas si souvent étudiées du côté du côté des courants psychanalytiques qui lisent le récit de Gn317.

 

II. La question du signifiant désir

Les différentes postures face au texte mettent en évidence ceci : le fait que la réception élude ou confine la femme ne la fait pas pour autant disparaître, bien au contraire. En d’autres mots, le silence de la réception sur le thème de la femme, a fortiori de son désir, agit comme un révélateur. De même qu’un glissement dans un dire n’est pas un hasard, le non-abordé dans un commentaire transpire d’une certaine impossibilité, qui devient un lieu de recherche, une trame de signifiants à lire. Ainsi, ce qui est ou n’est pas perçu de la femme et de son désir dans ce récit par la tradition, les féminismes et la psychanalyse recèlent et révèlent une diversité de regards qui devient un incitatif à essayer de dégager cette trame. Comment ? En portant attention à la capacité qu’aurait un texte relatif à Gn3 (commentaire, récit, traduction…) à orienter a priori la lecture a posteriori qui peut en être faite, c’est-à-dire sur le mode du futur antérieur. Autrement dit, prendre le temps de se mettre à l’écoute, non seulement de Gn3, mais aussi de sa réception, c’est-à-dire des récits, traductions et commentaires qui en ont été faits, dans un mouvement d’après-coup. Ce mouvement désirant de lecteur peut-il nourrir une théorie herméneutique qui prendrait en compte le désir d’une femme ? Peut-on oublier que le récit de Gn3 lui-même fut écrit par des personnes que la question de l’humanité, de ses origines et de son rapport à Dieu interpellaient au point d’en faire une fiction, un mythe qui continue à relancer le lecteur dans sa réflexion fondamentale sur son identité ?

Pourquoi s’intéresser au désir de la femme dans ce récit ? Précisément parce que le thème apparaît à deux reprises dans le récit. Mais cette répétition, comme toutes les répétitions, n’est pas un calque. En effet, l’hébreu emploie deux termes différents pour en parler. La première référence au désir de la femme, hw"a]t;( (Thawah), porte sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal, au v.6, alors que la seconde, %teêq'WvåT. (Teshuqateh), concerne le désir de la femme pour son homme, au v.16 :

V.6 : La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea.

V.16 : À la femme, il dit : Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.18

Comment traduire ces deux mots hébreux, sachant que les traductions utilisent les mots désir et convoitise… pour l’un ou l’autre des deux termes19. La question pourtant mérite d’être posée : s’agit-il dans les deux cas du même désir ? Et de quel désir s’agit-il ? À quoi réfère le désir de manger de l’arbre de la connaissance ? Sur quoi se fonde le désir de la femme pour son homme ? Quels sont les liens de l’un à l’autre ? Y a-t-il une spécificité du désir féminin à prendre en compte ? Cerner ces questions a son importance, car travailler rigoureusement un récit biblique au niveau d’une recherche universitaire implique de recourir au texte dans sa langue originale, ce qui demande d’assumer une traduction personnelle du récit. Or, c’est à partir du travail fait pour cerner de plus près ces deux termes dans leur articulation avec les autres éléments du récit qu’il sera possible de décider si le concept de désir, au sens lacanien du terme, est susceptible de correspondre à l’un des deux termes hébreu. Ce travail de traduction dépend donc de ces recherches, mais la traduction qui en sera faite aura, elle aussi, son impact sur la relecture du récit et de sa réception. Qu’en est-il donc, alors, de ce mouvement dont le texte trace deux scansions différentes ?

Pour commencer à réfléchir à la question, il importe de mieux cerner ce qu’il en est du désir. Pour Lacan, le désir est ce qui émerge dans l’écart constitué entre le besoin et la demande, qui s’inscrit dans le fait même que l’humain est un être de langage. Parce que l’humain est un parlêtre, la demande primordiale, la demande originelle, laisse une trace en plus de la simple satisfaction de celle-ci, qui a pour conséquence d’entacher toutes les autres demandes d’un incomblable. À cause du langage, toute demande ouvre un espace, un écart absolu d’avec le besoin, sous la forme du manque. Ainsi, le manque est produit par la demande, mais ce qui cause le désir, c’est ce quelque chose, l’objet a, qui appartient au corps, mais qui en est détachable, dans un mouvement dynamique. Parce qu’il n’est pas représentable, mais pourtant obstinément présent, Lacan a représenté cet objet par la lettre a. En le signifiant d’une lettre, Lacan montre que l’objet a est foncièrement un objet qui circule entre le sujet20 (de l’inconscient) et l’Autre/autre, l’autre en tant qu’individu, mais aussi l’Autre du langage, soit le lieu trésor du signifiant, extérieur au sujet, et qui assurément le détermine. Le désir est donc désir de désir, parce que désir de l’Autre. Il faut entendre ce désir de l’Autre de deux façons : désir d’avoir l’Autre, mais aussi désir d’être désiré par l’Autre, c’est-à-dire les autres, auquel il faut ajouter autre chose de plus indéfini, qui, venant de l’autre, se retrouve introjecté comme Autre. C’est pour cela que Lacan considère que l’Autre est, originellement, le trésor des signifiants, le lieu où et d’où le langage organise l’inconscient et donc le désir et son paradoxe. On le voit, il n’est pas question d’un objet en tant que tel, mais renvoie à l’Autre et son reste, l’objet a. Cet objet, cause du désir, met en route le désir dans la recherche d’une satisfaction qui concerne le plaisir et le plus-de-jouir dans une dialectique de vie et de mort. À noter également que l’objet a n’est pas étranger à la limite, la loi, la castration, que le langage organise en ce qu’il ne permet jamais au sujet de se dire complètement, ni d’accéder à sa pleine vérité. Tout ce que le sujet (de l’inconscient) peut faire, c’est en mi-dire. Ainsi, le dire induit dans la demande cet écart qui introduit le désir, et le manque. Et c’est dans le manque que s’origine et se déploie la dialectique du désir.

Or, quelle serait l’incidence de la prise en compte du désir dans une lecture de Gn3 ? La conception lacanienne du désir oblige à poser le concept, et l’éthique qui le sous-tend. Le désir est-il quelque chose de moralement acceptable, voir souhaitable, et qu’il faut réaliser ? Lacan dit qu’il ne faut pas céder sur son désir. En effet, pour lui, le désir est en prise directe avec la vie et la mort, avec la jouissance et le tréfonds de l’âme humaine. Ce n’est pas pour rien, d’après lui, que Paul relie Gn3 au péché21, traditionnellement lu comme le péché originel, ce péché dont tout humain est entaché depuis toujours, et à chaque génération. Pourquoi ? Parce que, pour Lacan, le désir n’est pas a priori quelque chose de beau, c’est quelque chose qui est bien plus en lien avec la mort, mais qui, pourtant, fait vivre, met en vie. Le désir a à voir avec la dialectique de la vie qui, nécessairement, fait entrer dans la mort. Pas de vie sans mort. Mais pas de mort sans vie. Le désir est donc, à cet égard, central dans une réflexion sur Gn3 qui met au cœur du récit la question de la vie et de la mort sous couvert de mettre en jeu la question du bien et du mal. Ce qui conduit à l’autre occultation qu’on peut relever dans la réception : si l’arbre de la connaissance pose nombre de questions sur sa signification, c’est davantage sous l’angle de la tentation et de la convoitise. Ces approches ne masquent-elles pas l’enjeu du désir, pourtant très sérieusement accolé au bien et au mal, si l’on suit Lacan quand il relit Paul ?
 

III. La dialectique du désir de la femme dans Gn3

En effet, c’est précisément dans cet espace que se situe l’acte que pose la femme en mangeant de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il faut se rappeler que l’interdit de manger de cet arbre du ça-voir est posé par Dieu en Gn2, Or, le reste du récit de Gn2 ne revient pas sur cette limite. Quels ont été les effets de ce dire, avant que le serpent et Ève s’y intéressent ? Dans cet avant, Y avait-il obéissance ? Ou doit-on le lire sur le registre d’un n’en rien vouloir savoir ? Pourrait-on lire ce qui se passe en Gn3 en termes d’effets restés in-su qui émergent avec l’apparition du serpent et de son dire ? Car il faut la voix du serpent pour que la femme se mette à voir, une fois la voix du serpent ayant frayé sa voie. Il faut l’intervention du serpent et son dire pour provoquer une parole chez la femme, elle qui, depuis sa création, est restée muette. Son désir surgit précisément à cet endroit, au lieu de son dire noué dans la trame du dialogue qui s’instaure entre elle et le serpent. Avec comme conséquence de faire surgir le désir de l’arbre, qui devient tout d’un coup beau à voir, bon à manger, et susceptible d’apporter la sagesse ou l’intelligence, selon les traductions. L’arbre prend une brillance particulière… Elle voit ce qu’elle ne voyait pas avant. L’arbre devient-il non pas un interdit, mais un inter-dit, lieu d’un dire entre Dieu, le serpent, la femme et l’homme ? Il faudra s’interroger sur le rôle d’un arbre placé pour ne pas être mangé, qui fait parler au point de transgresser. Quel est donc ce pouvoir de parole que suscite l’arbre de la connaissance du bien et du mal ? Il se dessine là comme une trame entre l’arbre de la connaissance du bien et du mal, le désir, et le lieu du trésor des signifiants, dont on peut se demander quel lien il aurait avec l’inter‑dit posé par Dieu.

En effet, le moment précis où la femme se met à désirer l’arbre ne semble pas avoir intéressé plus que cela la réception, essentiellement attachée à traiter de la question du péché, de ses origines et de ses conséquences sur l’humanité, dans une vision sotériologique. Les conséquences de son acte ont été abondamment commentées, mais ce qui se joue au niveau de la dialectique du désir est moins étudié. Et quand il en est question, il est intéressant de lire de près ce qui en est dit. Prenons l’exemple de Jean-Daniel Causse. Pour lui, le récit de Gn3 pose clairement la dialectique interdit/désir, mais sous l’angle de la convoitise : « Désigner ce qu’il ne faut pas convoiter, c’est ouvrir la voie à un désir possible »22. Il montre le caractère tout à fait paradoxal de cette dialectique, dans la mesure où la loi « interdit ce qui tout simplement impossible à l’humain ». Ainsi, la loi « réalise l’opération symbolique de la castration qui prive l’individu de la puissance qu’il n’a pas »23. Autrement dit, le désir est tout bonnement ce qui est inatteignable, et pourtant auquel, pour rien au monde, on ne saurait renoncer tout à fait. Si l’on suit son raisonnement, désir et convoitise sont des synonymes. Or, si Lacan relie désir et convoitise, il n’est pas certain qu’il en fasse des synonymes. Quel écart y a-t-il entre le dire de Lacan concernant le désir comme lieu de la loi, et son articulation à la convoitise comme lieu de révélation de ce qu’il appelle « la Chose », que Paul appelle le péché, et qui ouvre au traitement du désir comme dialectique de vie et de mort24 ? La question de savoir si on a affaire dans le récit au désir ou à la convoitise est importante, car c’est Paul qui introduit le premier cette association… Or, Paul est lui-même un maillon de la réception du récit. Dans quelle mesure le texte de Paul n’a-t-il pas durablement influencé la façon de lire le récit, dont les effets perdurent, au point ici de mettre sur un même plan convoitise et désir ? En effet, pour Causse, il semble évident que le serpent fait apparaître l’interdit comme « interdit de ce que l’être humain rêve d’avoir et qu’il suppose détenu par Dieu »25, ce qui correspond à la définition de la convoitise : « désir extrême ou immodéré de posséder quelque chose », si l’on en croit le Littré ou le Larousse. Son synonyme est la cupidité, ou la concupiscence quand il s’agit de vouloir posséder quelqu’un. Mais peut-on rendre équivalent convoitise et désir ? Autrement dit, la parole du serpent déclenche-t-il du désir, ou le la convoitise ? Et comment tenir la distinction entre les deux : si la convoitise ou la concupiscence sont nécessairement une des conséquences du désir, l’inverse est-il vrai ? Car, si la convoitise a besoin d’un objet comme visée, peut-on en dire autant du désir ? Pour Lacan, le désir est d’abord désir de l’Autre, peut-on dire alors en déduire que cela concerne d’emblée la convoitise, si, pour lui, c’est la cause et non la visée qui fonde le désir ?

Si l’on en croit Causse, le serpent laisserait entendre que l’arbre représente la loi symbolique qui situe l’interdit de la toute-puissance. La toute-puissance impossible renvoie au manque constitutif de l’humain, ce qui l’amène à considérer que la célèbre formule de Lacan concernant le désir - ne cède pas sur ton désir - peut être compris comme « ne cède pas sur le manque qui te constitue »26. La question qui se pose devient alors celle-ci : quel est l’objet cause du désir dans Gn3 ? Est-ce le manque, ou cet objet que Lacan définit comme l’objet a ? Si l’on admet que l’arbre puis son homme sont la visée du désir de la femme dans Gn3, comment en articuler la dynamique avec l’objet a, cause du désir, tel que défini par Lacan, et est-ce possible ?

Il faut aussi signaler que les commentaires féministes se sont, semble-t-il davantage, intéressés à démontrer la perspicacité et l’intelligence de la femme27 que de lire son désir de l’arbre. Cette posture a pour effet d’éluder la question du péché originel sous l’angle de la responsabilité de la femme, entretenant du même coup l’occultation qui est faite, par les théologiens du péché originel, de sa responsabilité particulière dans cette question spécifique. Ainsi, plusieurs féministes semblent davantage avoir cherché à racheter l’acte de la femme plutôt que de s’arrêter à ce qui la met en acte. Or, qu’est-ce qui met en acte la femme ? Comment s’articule le nouage qui porte son désir ? Autrement dit, quelle est la cause de son désir ? Quel lien y-a-t-il entre l’arbre de la connaissance du bien et du mal et l’objet a ? De plus, s’il est évident que ce qui arrive ensuite au couple ne peut être dissocié du fait d’avoir mangé de l’arbre, quel serait l’articulation entre le désir de l’arbre, et l’autre désir dont il est question dans le récit, en suivant au plus près la trame des signifiants ?

Cet autre moment, on le trouve au verset 16. À ce moment, Dieu annonce à la femme qu’il n’a d’autre choix que d’augmenter ses grossesses et la douleur de ses enfantements. Le pendant de ces maternités à venir est le désir qu’elle va éprouver pour son homme. Ici, le désir a une autre visée : son homme. Est-ce un désir de possession ? Est-ce de la concupiscence ? Où se trouve le lien entre désir de savoir, désir de l’autre, et maternité ? Quel est le lien entre le désir primordial de l’arbre du ça-voir, avec le désir de la femme pour son homme ? Susan Foh montre que, traditionnellement, ce désir est identifié au désir sexuel28. La femme est perçue comme celle qui, dévorée par son désir sexuel, est prête à tout y compris souffrir pour mettre au monde et élever des enfants. Dans la foulée, elle est considérée comme totalement dépendante de son homme, soit pour être protégé par lui, soit parce qu’elle ne recherche que ce que son homme veut, quitte à vivre sous sa tyrannie. Le lien entre son désir et le pouvoir de son homme de la diriger. Mais dans le même temps, ce désir est vu comme une punition. Or, note Foh, où est la punition si la femme le fait de son plein gré, parce que tel est son désir ? Foh réfute ces arguments en se servant de la façon dont les traductions ne conservent pas la même rigueur dans la traduction des 3 occurrences bibliques, donnant à penser que le mot, selon son contexte, ne produit pas le même effet. Son travail permet de cerner que le signifiant désir se fraye un chemin dans la traduction, donc dans la réception. En effet, les traductions et les commentaires font des différences selon qu’il s’agit du désir de la femme (Gn3 :16) le désir du péché (Gn4 :7) ou le désir de l’homme pour son aimée (Cant 7 :10), dont les effets aussi se font sentir. Il ne semble pas non plus que soit questionné le rapport entre désir et maternité, sauf à lire (du côté des hommes) et à dénoncer (du côté des féministes) que les hommes doivent contrôler les femmes. Ce constat se fait à partir du fondement qu’elles sont irrésistiblement attirées par les hommes (là où le récit dit son homme !), ou que la fonction de la femme peut se réduire à sa fonction maternelle, soit une fonction reproductrice, donc à une valeur économique. Comment lire cette prise en compte, relativement faible, par la réception de la correspondance entre ces 3 éléments qui se concentrent sur la femme : désir de connaissance du bien et du mal, désir de son homme, et maternité ?

Conclusion

L’enjeu méthodologique permettant de se mettre à l'écoute d’une femme comme sujet désirant dans Gn3 repose sur une prise en compte de la réception, considérée ici comme autant de lieux de dialogue pour construire, développer et soutenir un argumentaire. Mais pas uniquement. Ce dont il est question, c’est aussi de tenir de près la réception dans ses effets sur la relecture du récit. Pourquoi ? Les herméneutes ne sont pas sans savoir le poids des présupposés à partir et avec lequel tout lecteur lit un texte. Ces présupposés sont nourris de cette réception, orientant et façonnant la façon dont le texte est lu, en l’alourdissant des effets des signifiants dont la réception a pu imprégner, non pas le texte, mais les présupposés du lecteur. Ainsi, le texte est gros de la réception, de ce qu’elle transporte et dissémine chez un lecteur. L’Autre, le désir et le désir de l’Autre, au sens lacanien des termes, sont donc en jeu dans la lecture du récit, mais aussi dans le dire qui en émerge, tout comme dans l’écrit qui en découle. Les textes de la réception fournissent des traces de ces effets de sujet qui ne sauraient être évacués, mais bien au contraire relus. Cerner le désir dans son rapport spécifique à l’inconscient permettrait-il de développer une lecture différente, soit celui de la femme dans le récit dans la trace que la réception du récit en laisse, et des effets de ces traces ? Cette question vient nourrir la question plus large de la place d’une telle approche dans les lieux de recherche actuels qui impliquent les femmes, leur désir et leur jouissance dans leurs différents rôles : comme femmes, comme conjointes, et comme mères, ainsi que dans leur relation à l’autre/l’Autre, donc aussi à Dieu. Quelle contribution une relecture postulant une femme comme sujet désirant apporterait tant dans le champ des féminismes que dans celui de la psychanalyse et de l’herméneutique, notamment dans un Occident moderne qui ne met plus la religion, encore moins chrétienne, au centre de son épistémologie ?


1 En effet, la Bible n’a pas retenu le récit comme texte fondateur. Mis à part le chapitre 28 du livre d’Ézéchiel, quelques allusions chez Paul, et la référence à l’« adam » comme humanité mortelle, le récit n’est pour ainsi dire pas repris dans le corpus biblique. C’est l’époque intertestamentaire qui s’est mise à questionner le récit, dans une optique sotériologique. Baudry montre comment la façon dont la période intertestamentaire a relu et interprété le récit a fondé la lecture traditionnelle de ce récit (Gérard-Henry Baudry, 2000, Le péché dit originel, Paris, Beauchesne). Voir aussi Claus Westermann, 1987 (1974), « Genesis 2:4b-3:24 », Genesis 1-11 : A Commentary. Minneapolis, Augsburg Publishing House, p. 275.

2 Le choix d’écrire le mot adam sans majuscule a pour but de laisser indistinct le fait que le mot peut référer aussi bien à l’humain non sexué qu’au nom propre du premier mâle humain.

3 Voir Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 30, Claus Westermann, « Genesis 2:4b-3:24 », p. 241, ou Jacques Bur, Le péché originel, Paris Cerf, 1988, p. 36.

4 Si 25:24, Bible de Jérusalem, 1990 (1973), Paris, Cerf.

5 Voir à ce sujet les commentaires de Jean Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44/4 : 639-647, et Beverly Stratton, 2009, Out of Eden: Reading, Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3, Edinburg, T&T Clark International, p. 86, parmi tant d’autres.

6 Voir Helen Schüngel-Straumann, 1997 (1993), « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and Reception of the Texts Reconsidered », A Feminist Companion to Genesis, Brenner, A. (dir.), Sheffield, Sheffield Academic Press, p. 59 ; Élisabeth Parmentier, 2004, « Le modèle expérientiel. L’interprète comme clé de lecture », L’écriture vive. Interprétation chrétienne de la Bible, Genève, Labor et Fides, p. 237.

7 Mary Daly, 1969 (1968), Le deuxième sexe conteste, Tours, Mame, p. 39.

8 Le terme de traditionnel permet de regrouper les récits, commentaires et autres traductions composés depuis le début de l’ère chrétienne. Cette définition ne regroupe pas les commentaires issus des courants féministes et de la psychanalyse.

9 C’est la position de Pamela Milne ou Elga Sorge. Pour un point de vue des différentes positions féministes, voir : Pamela Milne, 1997 (1993), « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analysis for Feminist Hermeneutics », A Feminist Companion to Genesis, p. 146-172 ; Beverly Stratton, Out of Eden…, p. 66‑88 ; Élisabeth Parmentier, « Le modèle experientiel…», p. 242-243, Lyn Bechtel, 1997, (1993), « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », A Feminist Companion to Genesis. pp. 77-117.

10 Comme Phyllis Trible par exemple (cf. Phyllis Trible, 1978, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphia, Fortress, pp. 110), Élisabeth Parmentier, « Le modèle expérientiel…», p. 242-243, ou Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3…», pp. 53-76.

11 Pamela Milne, par exemple, fait partie des féministes qui estiment que le texte ne peut être racheté (cf. Pamela Milne, 1997 (1993), « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analyses for Feminist Hermeneutics », p. 167.

12 Le masculin pluriel désigne ici le féminin et le masculin, uniquement pour des raisons de facilité de lecture.

13 Cf., par exemple, Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », pp. 83s ; ou Ellen van Wolde, 1989, Semiotic Analysis of Genesis 2–3, Assen, Van Gorcum.

14 Rashkow, Ilona N, 2000, Taboo or not Taboo, Mineapolis, Augsburg Fortress.

15 Roland Boer, 2006, « The Fantasy of Genesis 1-3 », Biblical Interpretation, 14/ 4 : 309-331, p.320.

16 Roland Boer reprenant la thèse de Rashkow dans : R. Boer, « The Fantasy of Genesis 1-3 », p. 314.

17 On trouve parmi les auteurs qui ont travaillé la question : Denis Vasse par exemple, voir : Denis Vasse, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1969.

 

18 Bible de Jérusalem.

19 Voir par exemple, la TOB : « 6 : La femme vit que l'arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance ; 16 : Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera » ; Segond (1920) : « 6 : La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence ; 16 : tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi » ; Darby : « 6 : Et la femme vit que l'arbre était bon à manger, et qu'il était un plaisir pour les yeux, et que l'arbre était désirable pour rendre intelligent ; 16 : ton désir sera tourné vers ton mari; et lui dominera sur toi ».

20 Le sujet de l’inconscient est ce qui, dans cet écart, et dans le langage, émerge dans une certaine scansion du langage, et qui n’est pas le sujet grammatical, le sujet de l’énoncé. Il sera toujours question ici du sujet de l’inconscient, soit le sujet de l’énonciation, qui échappe et se dérobe à lui-même dans l’acte même de l’énonciation, ce que Freud énonce sous la forme de la Spaltung du sujet, la division du sujet.

21 Lacan remplace le mot péché par le vocable « la Chose », en référence à « das Ding » travaillé par Freud, ce lieu mortifère par excellence qui pourtant est en prise directe avec le désir du sujet : « Le rapport dialectique du désir et de la Loi fait notre désir ne flamber que dans un rapport à la Loi, par où il devient désir de mort » (Jacques Lacan, 1989, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 101.

22 Jean-Daniel Causse, 2008, « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », Revue des sciences religieuses, 82/3 : 361–370, p. 364.

23 Denis Vasse, 1969, Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, p. 125.

24 Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, pp. 87-102.

25 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort …», p. 365.

26 Jean-Daniel Causse, reprenant dans : « Loi de vie et loi de mort… », p. 365, l’axiome développé par Lacan dans : Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, pp. 368-374.

27 Beverly Stratton par exemple se demande si le femme veut être l’égale de Dieu, ou si elle ne recherche pas plutôt la sagesse, mais elle ne va pas plus loin (B. Stratton, Out of Eden: Reading, Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3, p. 46).

28 Foh, Susan. T., 1974/75, « What is the Woman Desire ? » The Westminster Theological Journal, 37: 376-383.

1 Entretien avec Julia Kristeva : Myriam Harleaux, & Marie-Rose Moro, « Le féminisme d’ici et d'ailleurs; d'ailleurs à ici, une photographie de Julia Kristeva ». L’autre, cultures et sociétés, 14/1 (2013), p.10.